Demi tour

"Les rats retournent toujours dans leur lieu de prédilection."

Douce pensée qui venait à l'instant de traverser l'esprit de Rhyme, alors que cette dernière remontait les allées grossières des égouts d'un pas sûr et rapide. Certes, la gamine qu'elle avait croisé s'était décidée à lui donner l'adresse de ce fameux Pray, après avoir collé l'agent du Gouvernement aux basques. Mais pour ne pas se faire repérer, la voilà contrainte à se promener dans l'endroit le plus charmant de la ville : les Égouts. Comme le disait la société d'en haut.

L'avantage était qu'elle en connaissait bien les recoins, après avoir passé cinq jours et cinq nuits au sein des Égouts, à chercher désespérément la sortie. Comme quoi, les entraînements pour les Cobayes programmés par le Gouvernement avaient du bon. Le tunnel que la jeune femme remontait, non content d'être sordide et particulièrement charmant, était sombre, bien trop sombre pour Rhyme, qui étrangement, avait du mal à supporter le peu de lumière malgré tout. Ne voulant se risquer à se faire repérer – que ce soit par un locataire du lieu ou tout autre bestiole – la seule source de lumière que la jeune femme possédait était le point rouge qu'émettait son œil cyborg, à intervalles régulières.

Après un moment de marche, une distraction vint attirer toute son attention. Des pas humains, une voix humaine, puis un silence, uniquement ponctué par le bruit des gouttelettes d'eaux usées sur le sol, et dans les canaux des égouts. Position défensive, pensées stratégiques, et réflexions qui s'ensuivait. West plissa les yeux, tendant son oreille, avant de repérer la source des bruits humains, quelques mètres plus loin. De l'autre côté du canal. Ce n'est pas comme si elle allait s'amuser à traverser à la nage. Bien qu'elle soit un pion, elle avait encore un amour propre, pour le moment. L'espionne finit par poursuivre sa marche, mais cette fois, en silence. Silencieusement, peut-être trop. A tel point que n'importe qui aurait pu se demander si cela était encore humain. Bien sûr que non. Quelle question.

Rhyme savait pertinemment qu'il y avait un pont – de fortune certes – mais un pont, quelques mètres devant elle, qui lui permettait de traverser le canal pour passer de l'autre côté. Et c'est ce qu'elle fit. Le bois du pont était pourri et rongé par la moisissure à certains endroits, si bien qu'à chaque pas, le bois craquelait de façon insupportable et peu discrète. Rhyme s'arrêta, ferma son œil gauche pour masquer la lumière rouge, et tenta d'ajuster sa vue. Elle distinguait enfin la silhouette. Blouse blanche, silhouette féminine, cheveux mi-long ? Oui, on dirait. En peu de temps, Rhyme reconnut Amy Desford, la chef d'un des laboratoires d'Aurora Corporation. Haussement de sourcils, puis d'épaules. Cette Scientifique est plutôt sympathique, et pourtant, elle n'appartenait pas à la race la plus douce. Peut-être trop sympathique. Le fait qu'elle ne fasse qu'hésiter sur ses décisions, qui deviennent par conséquent bancales, finiront pas la détruire. Mais qui est Rhyme pour juger de ça, alors qu'elle utilise exactement la même façon de penser ?

Néanmoins curieuse, l'agent se détend, et continue d'avancer sur le pont. Un peu plus vite, cette fois. Arrivée de l'autre côté, cette dernière s'approche de Amy, tout en faisant élever sa voix pour que cette dernière ne s'effraie pas.

- Je serais curieuse de savoir ce que vous fabriquez ici, Desford. Ce n'est pas un lieu qui vous correspond, si je puis dire.

Mimique amusée sur le visage de Rhyme. Elle s'avance nonchalamment, comme si elle vivait en permanence dans ce lieu. Bah. Où était la différence, entre la société d'en haut, et ces égouts ? Les deux étaient quasi-similaires, au final.

- Vous avez l'air préoccupée... vous êtes venue chercher quelque chose ?

- Bah, les besognes habituelles. En recherchant le Cobaye, je suis tombée sur de nouvelles pistes. Je suis à la recherche d’un Civil aux intentions mauvaises. Pour notre cher Gouvernement, en tout cas.

La jeune femme observa les alentours, avant de reporter son attention en direction de la Scientifique. Une attention faussement suspecte. A ses yeux, le petit discours de Amy ne tenait pas la route. Il devait être évident qu’elle n’était sans doute pas ici que pour le Cobaye. Rhyme réfléchit un instant, avant de pousser un soupir agacé, et de glisser sa main dans sa poche. Tant pis. De toute façon, ce n’était pas son job. Et si elle avait une corvée en moins à faire, tant mieux pour elle.

La voie était libre, ici. Et Rhyme connaissait parfaitement le tunnel. Elle savait que - comme par hasard -, cette partie des Égouts ne possédait pas de caméras. Et son téléphone pisteur, merveilleux cadeau du Gouvernement, était brouillé dans un lieu pareil. Mauvaise réception des ondes téléphoniques. En bref, c’était un lieu idéal pour comploter sur le dos du Gouvernement. Un sourire amusé s’afficha sur le visage de la jeune femme, tant cette perspective l’amusait.

- Je connais bien cette partie du tunnel pour y avoir passé plusieurs jours lorsque j’étais Cobaye, commença l’agent, en sortant de sa poche un paquet de cigarettes. Y’a pas de caméras, dans le coin. Et nos téléphones ‘ pisteurs ’ ne fonctionneront pas pendant plusieurs heures. En clair, c’est le lieu idéal pour comploter. Pas étonnant que le Gouvernement cherche à reprendre le contrôle des Égouts.

Dis comme ça, c’est comique. Le Gouvernement qui cherche à contrôler un lieu au même niveau que lui. Rhyme préfère garder cela pour elle. Bien que cela ne cesse de lui arracher son petit sourire en coin. Elle glisse une cigarette au coin de ses lèvres, l’allume, avant de tendre son paquet en direction de la Scientifique.

- Vous fumez ?

Ce n’est pas comme si elle attendait une réponse, après tout.

- Vous savez, vous me seriez presque sympathique. Vous devez être la seule à me vouvoyer et à être aussi polie avec moi.

Ce n’est pas non plus comme si Rhyme était dénouée d’empathie.
Et étrangement, être en compagnie de cette Scientifique la mettait de bonne humeur. Jamais elle ne blablatait autant, avec d’autres.

- Dites moi. Je doute fort que vous vous soyez perdue par hasard dans ce genre d’endroit...

La jeune femme s’arrête là, tout en fixant la Scientifique du regard. Un peu comme si elle cherchait à lui envoyer un message subliminal.

- Si vous avez des problèmes, vous pouvez toujours causer. Je pense qu’il me reste encore un peu de sentiments humain. Autant que je les mettent en pratique.

Un sourire se dessine une énième fois sur ses lèvres.
De toute façon, elle n’ira pas rapporter au Gouvernement. Elle mettrait aussi sa vie en péril. Et ce serait un peu bête.

- Je ne vois pas en quoi vous vous plaigniez, Amy.

Rhyme reposa son regard sur la Scientifique. Elle prit soin de garder son œil gauche fermé, pour éviter d’être assommée par toutes les informations concernant Amy.

- Votre famille doit vivre convenablement, non ? Mais vos craintes sont tout à fait humaines... Je pense que ce doit être triste. De ne plus voir ceux qu’on aime.

Elle pense. Puisque de toute façon, elle ne sait pas ce que cela fait, en vérité. La jeune femme leva les yeux en direction du plafond de pierre des Égouts. Une eau sale y perlait, et s’écrasait au compte-goutte sur le sol défoncé.

- Vous savez, notre monde a toujours été injuste. Ça semble si évident, mais souvent, on l’oublie. Et ce début de famine n’est qu’un exemple comme tant d’autre. Vous pensez que c’était comment, en temps de guerre ? Il y a toujours eu les dominés et les dominants. Et je ne pense pas que cette hiérarchie changera à l’avenir.

La fumée de cigarette s’élevait lentement dans le tunnel sombre. L’agent recommença à mâchouiller le filtre de sa cigarette d’un air pensif. Un vieux tique qu’elle n’avait jamais perdu.

- Je ne sais pas si on peut choisir d’être dominant. Pour moi, c’est fini en tout cas. Jusqu’à ma mort, je serais une dominée. Mais au moins, j’aurais servi la cause du grand nombre. C’est là, la plus grande force des Cobayes et des ex-Cobayes. Se sacrifier pour une cause commune est obligatoire et systématique dans des temps de guerre comme le nôtre. Je ne pense pas qu’on ait le choix. On doit faire avec. C’est tout.

Après cette tirade, la jeune femme se mit à rire. Un rire nerveux, pour camoufler on ne sait quoi. Un rire qui se répercuta contre les parois sordides des Égouts.

- Excusez-moi, je n’aime pas employer un ton aussi officiel. J’aurais dû me taire. Si vous racontez ça à mes Supérieurs, je vais passer un sale quart d’heure. Enfin, ce n’est pas bien grave.

Rhyme souriait depuis avant, pour cacher ses émotions.