Lucas a fait partie très tôt des « citoyens prometteurs ».
Très bons résultats en science du vivant, théories assez novatrices et intéressantes. Grand intérêt pour l'évolution. Approbation totale des idées du gouvernement. Aucun doute sur les bienfaits de ce qu'il nomme comme tant d'autres la société miracle. Sans histoire derrière lui, docile. Et surtout, point le plus important pour exercer un tel métier : une morale incroyablement faible. Lucas aime la science beaucoup plus que les gens, Lucas comprend qu'il faut faire des sacrifices pour parvenir à des fins justes - ces fins sont justement les mêmes que celle de ses Supérieurs.
Il a d'ailleurs très vite saisi ce qu'il devait faire. Et comment il devait le faire. Il n'a pas beaucoup protesté, peut-être parce qu'il avait aussi saisi qu'il n'avait plus le choix et que la situation le nécessitait.
Il y a deux mois de cela, Aurora Corporation n'aurait pas pu rêver de mieux pour participer à son grand oeuvre.
Enfin, en théorie.
*
Lucas porte des lunettes différentes. Il est debout dans une grande salle bordée d'ordinateurs sophistiqués et d'écrans de contrôle, face à une table d'opération bordée de produits en tout genre. C'est la première fois qu'il expérimente. Il est un peu nerveux, ses mains s'emmêlent et son souffle est plus rapide. Trop rapide. Il étouffe. Aujourd'hui, il va pouvoir mettre en pratique tout ce qu'il sait, montrer à ses Supérieurs qu'ils l'ont bien choisi. Mais surtout sublimer ce cobaye dont il ne connaît que le numéro et quelques informations de base.
Tu n'es plus humain. Tu vas devenir encore meilleur. La science fera de toi l'Arme Ultime, l'humain parfait. Tu seras le miracle.
Il se calme. Ça ira. Ses recherches sont parfaites. Sa main attrape le tube d'acide. Il en faut juste quelques gouttes pour déclencher la réaction. Il a déjà ouvert une partie du cerveau, sans trop d'accroc, outre une air de cheveux qui ne devrait jamais repousser - mais que représentent de cheveux face à l'avenir de l'humanité ? Rien, la réponse est simple. Il se penche sur le Cobaye endormi, la fiole entre les mains. Il transpire. L'air est nauséabond. Il inspire un dernier coup avant de verser.
Et il éternue dans un brusque recul.
Un bruit de verre brisé plus tard, il sait que quelque chose a merdé.
Quelque chose de bien plus important qu'une touffe de cheveux.
*
Expéditeur : Clara Warde
Destinataire : Lucas Warde
Objet : Re : Re : Re : Re : Re : NouvellesSalut ma chérie,
Tout se passe très bien au travail, Je me sens toujours un peu seul dans mon appartement, mais l'ambiance au bureau est sympathique. J'ai enfin la sensation de faire quelque chose d'utile pour la société - mes recherches progressent, mais ta cuisine me manque, je ne savais pas la chance que j'avais d'avoir un vrai chef à la maison...
N'oublie pas de vérifier que tu as bien reçu l'argent que je t'ai envoyé, c'est mon premier salaire, et il va te permettre de rendre la maison un peu plus belle. Tu devrais aussi prendre soin de toi, tu es si belle.
Je t'aime, passe une bonne journée,
Lucas.
*
« Alors, cette expérience ?
- Le cobaye est décédé.
- Tu lui as encore fait prendre un bain d'acide sulfurique par accident ?
- Non, la séquence génétique était raté, j'ai utilisé les mauvais boutons...
- Ahahah ! C'est vrai qu'on m'avait parlé d'un cobaye à l'ADN composé de 98% d'adénine. J'aurais voulu voir ça, sérieusement. »
Tête calée au creux de la main, Lucas soupire. Quatrième cobaye, quatrième échec cuisant. Quatrième rapport qui sera remis en main propre à ses supérieurs, et qu'il va devoir justifier à grand renfort d'arguments sur la qualité du matériel, l'état du patient, les circonstances, l'incertitude des méthodes. Ou tout ce qu'il pourra trouver d'autre afin de les convaincre que la prochaine fois sera différente. Non, pas différente, un succès tel que la Société Miracle n'en a pas encore connu. Lucas y croit. Peut-être, étrangement, bien plus que ceux qui réussissent leurs expériences et font progresser la science.
Et, en tous les cas, bien plus que ses supérieurs. Ou même que ses collègues, qui doivent égayer leurs pauses cafés avec le long récit de toutes ces gaffes qu'il enchaîne. Il les fera taire avec le cinquième. Ses recherches ont bien progressé. Il ne reste que quelques petite choses, et puis la douloureuse étape de la pratique.
*
Lucas regarde avec perplexité le balais qu'ille a dans les mains.
Voici votre nouvel outil de travail, Mr Warde. Un accès de rage. L'outil de travail va s'écraser contre le mur de son bureau. Et il fout encore des coups de pied dedans. Il sait que c'est une blague. Une affreuse blague. Ils n'ont pas voulu qu'il gaspille leurs précieux éléments. Ils l'ont humilié. Dégradé. Écarté. Jeté au placard.
Alors il se permet, juste une fois, de foutre un dernier coup de pied dans un précieux mur de la société miracle. Son nouveau salaire ne serait même pas assez pour le remplacer.
*
« Et donc, Warde, ils vont continuer à te donner des cobayes ? Je les plains.
- Non, c'est fini. Mes recherches sont suspendues jusqu'à nouvel ordre.
- Et ils ne t'ont pas viré… Ils ont besoin de quelqu'un pour remplacer le distributeur de café, c'est ça ? »
Il prend une cigarette. Il en a besoin. Il l'allume et laisse la fumée envahir la pièce jusqu'à ce que le bâtonnet ne soit plus que cendre. Le miracle est fini. Ou du moins, temporairement suspendu, d'après les dires des Supérieurs. Il sait qu'il les a déçus et qu'ils ne reviendront pas sur leur décision, c'est inéluctable. Les rapports étalés sur la table leur donne raison. Ces cadavres gaspillés aussi. Gaspillés, comme lui, comme cet élève prometteur qu'il était, ce scientifique qu'il aurait pu devenir.
Comme cet agent d'entretien qu'il est maintenant. Il a tout son temps.
Et surtout beaucoup de choses à nettoyer.
Son poing écrase les derniers mégots en voulant heurter la table. Il ne digère pas. Il n'existe pas d'estomac pour réduire en bouillie le sentiment de honte. Mais ça passe dans le sang sans intestin. Ça brûle les veines.
« Hé, Warde, tu devrais faire gaffe. J'suis pas certain que tu puisses encore faire voler les informations confidentielles par la fenêtre.
- Quoi ? »
Il tourne précipitamment la tête vers la minuscule ouverture. Se lève et s'approche. Voit les feuilles de papier qui flottent tels des avions en papier dans l'air.
Et il part en courant dans les escaliers, sous le rire hystérique de son collègue. Enfin, ex-collègue.
*
Expéditeur : Clara Warde
Destinataire : Lucas Warde
Objet : Re : Re : Re : Re : Re : Re : Re : NouvellesSalut mon amour,
J'espère que ton travail se passe toujours aussi bien. Je suis fière de tout ce que tu fais au quotidien, toutes mes amies me respectent depuis qu'elles savent que tu travailles à la Société Miracle. Elle ne savent pas ce que ça fait d'aimer quelqu'un qui ne rentre presque jamais chez lui!
Le chat a encore fait des siennes aujourd'hui, il ne m'écoute plus, si tu savais ! Je crois qu'il n'aime que toi et la voisine, ça me désole..
J'ai reçu l'argent que tu m'as envoyé la semaine dernière, il m'a permis d'acheter ce miroir dont je te parlais. Il est parfait. D'ailleurs, ne t'inquiète pas, je mange largement assez, surtout par rapport à mes amies. La prochaine fois que tu viendras, j'aimerais les inviter à dîner, ça ne te dérange pas ?
Bisous, je t'aime,
Clara.
*« Qu'est-ce qu'il vous reste, exactement ? »
L'homme en face de Lucas est pressé. On l'entendrait presque taper des pieds sur le sol, avec son accent forcé et son timbre dissonant. Ces mecs de la zone Alpha ont un quelque chose avec la politesse. À moins que ce ne soit le stress.
« J'en ai besoin maintenant. »
Nonchalamment, le scientifique suspendu rehausse sa casquette et jette un coup d'oeil à ses papiers. Il est calme. Ce genre d'homme aime mettre la pression au milieu d'une affaire et simuler un départ imminent, simplement pour obtenir une réduction ou un raccourcissement du délai. Mais aucun des deux participants à la conversation n'aurait pris tous ces risques pour en finir ainsi, ils le savent. Ce qu'ils font n'est pas clean. Ni officiel. Dans le dos du gouvernement lui-même. Derrière la Corp toute entière.
« Aujourd'hui, cela ne va pas être possible. Mais pour cette nuit, j'aurai les deux reins, si ça vous intéresse. »
Lucas est cordial. Pas souriant, pas heureux, pas empressé, pas joyeux. Juste lui-même, sans sourire sur le visage, un sérieux décontracté. Yeux froids planqués derrière ses lunettes. Il était prometteur pour son absence de morale. Il a été recruté parce qu'il pouvait vendre des organes comme des meubles. Il n'est pas diifférent des autres scientifique. Surtout vis à vis de corps inertes qui, de toute façon, ne peuvent plus venir le poignarder en secret. S'ils n'ont pas servi à faire avancer la science comme ils l'auraient dû, leurs organes sauveront au moins quelques riches du coin. Ou les tueront à cause d'un rejet, mais on évite de se plaindre quand on a des choses pas très nettes à cacher. Généralement. Le contraire serait embêtant.
« Va pour les deux reins, cède finalement le client. Je compte sur votre rapidité.
- Ça arrivera aussi vite qu'une pizza à domicile, et personne n'en saura rien si vous payez immédiatement. »
En vitesse, l'homme pressé jette quelques billets dans la main de Lucas, dont il ignore à vrai dire le nom et, surtout, la véritable profession. Mesure de prudence. En retour, le vendeur lui file un papier presque vierge. La provenance des organes n'y est aucunement indiquée. Sauf un âge approximatif, un sexe, un groupe sanguin, mais l'ex-scientifique sait lui-même que c'est superflu. Aussi artificiel que les sécurités qui seront prises pour faire implanter ces parties du corps instables.
Il caresse des doigts l'épaisse liasse de billets qu'il va s'empresser d'envoyer à Clara pour qu'elle puisse manger à sa faim. Ce n'est plus vraiment son problème. Il en s'agit que d'un recyclage particulièrement malsain. Parmi toutes les choses qui sont jetées chaque jour, combien sont réutilisées ?
Lucas est agent d'entretien. Alors il fait un peu de ménage parmi ses échecs, jusqu'au jour où le miracle aura de nouveau besoin de lui.
Et le plus horrible dans cette affaire, c'est peut-être qu'il souhaite toujours reprendre ses recherches.